3. Joggy découvre le pulsomètre

Le ciel est bleu, le vent frais : 16°C fin octobre, le temps est idéal pour les adeptes de la course à pied. A l’orée du bois, les châtaignes tombent, les feuilles les accompagnent : le bois s’est paré de ses mille couleurs, il a son habit de fête et le joyeux groupe qui se forme sur le parking n’en a cure, blasé par la beauté des lieux. Petit nouveau, je m’émerveille encore.

– Fartlek aujourd’hui ? dit un petit râblé mal rasé.

– Non, trop dangereux avec les feuilles ou alors du fractionné sur la route.

Le problème quand on débute, c’est leur jargon. Il faut l’entendre, le comprendre sans traducteur ou le deviner, ce qui est le plus dangereux. Fartlek ? Le fart des skis ? Mais lek alors ?? Je me tais vu qu’on n’en fera pas…

Courir est une chose naturelle. Il sait à peine marcher qu’un enfant court, et ça personne ne doit le lui apprendre. C’est inné. Inénarrable est leur propension (cela n’a rien à voir avec Serge qui est très favorable aux pensionnés) à donner de l’importance à tout ce qui tourne autour du jogging et à jargonner sur le plus naturel des mouvements que personne ne nous a appris : la course.

Attaquons-nous au fractionné donc.

– Quel est l’avantage du fractionné ?

Là ils m’ont tous jeté des mots à la tête : résistance, endurance, interval-training, répétition, intermittent : c’était à qui me montrerait son savoir. Pourquoi Dieu a-t-on deux oreilles ?? Les sons s’entassent sans succès dans ce cerveau lent qu’est le mien… Le mouvement désordonné de mes globes oculaires a dû trahir mon désarroi. Péremptoire, Willy lâcha :

– De toute façon, Joggy, tu comprendras quand tu auras fait tes premières compét’.

On ne dit pas compétition, on dit compét’. Les acteurs et musiciens aussi tronquent répétitions. Si on boit un verre à la cafet’ cela n’a cependant rien à voir avec une cafétition. Pas facile la langue française.. Il faudra que je me surveille à écrire Jean-Guy sur ma feuille d’inscription… à force d’entendre ce surnom ridicule, je m’y habitue !

– Ce qui compte ce sont tes pulses.

Mortel. Je suis dans une impasse. Sont-ce des pulsions ? Si oui, en quoi ma libido interfère-t-elle avec la course à pied ? Une nouvelle abréviation ? Pulsation ? C’est ça ! Le cœur : bon sang mais c’est bien sûr !

– Si elles sont à zéro, ce n’est pas bon signe je suppose ?

– Yes ! T’es mort. Mais cela arrive souvent si tu ne mouilles pas…

Voilà une autre dérive sexuelle des joggeurs ou des joggeuses? Que nenni. Retroussant son T-Shirt, le poilu Jésus (un ibère qui porte un prénom mythique) me montra une plaque noire qui lui passait sous les aisselles.

– C’est le pulsemètre. Il mesure ton pouls et est relié à une montre. Au plus vite tu vas, au plus hautes sont tes pulses.

J’appris plus tard que le terme correct de cardiofréquencemètre ou pulsomètre ne leur convenait pas et que l’on francisait le terme anglais en pulsemètre. C’est un peu tiré par les cheveux, mais ils ont leur pouls sous les yeux en permanence…

Ces pouilleux (est-ce bien le terme pour désigner ceux qui ont un pouls ?) sont plus nombreux que je ne le croyais. Il y en avait même un vicieux qui n’avait pas d’émetteur, mais qui lisait le pouls de ses copains ! Et même Marcel, l’astronome métronome qui mesurait les distances.

– Avec un marcéléromètre ! Nous assénât le grand Jacques.

– C’est mieux qu’avec un pifomètre à foulées variables ! répondit ledit Marcel !

– Là, Marcel, tu exagères ! Venir dire que ma montre à 40 €, vieille de 10 ans, tient du pifomètre, c’est de la mauvaise foi ! D’accord, elle indique 12km 660 au lieu des 12 km 700 de la tienne, mais mon pif ne mesure pas 40 mètres. Tu me déçois. Je le dirai à Christine ! Elle te fera la tirade du nez !

– D’accord. D’accord, capitula Marcel.

L’avantage du pulsemètre me sembla évident. Ceux qui l’avaient au poignet se faisaient charrier : faire monter ses pulses à la force du poignet, etc… Ils parlaient tous de pourcentages, qui n’avaient rien de commerciaux, mais correspondaient bien à une réduction : ils couraient tous lentement ! Génial ! Je savais suivre. Pourquoi donc ne pulsmètrent-ils pas plus souvent ? me disais-je… Un parcours agréable dans la forêt, le soleil qui faisait le stroboscope avec les troncs d’arbres, j’avais presque oublié que l’on courait ! Soudain au détour d’un sentier, on débouche sur une route macadamisée.. Et là, paf ! Ils s’arrêtent tous.

Bizarre, nous sommes au milieu de nulle part mais sur le sol un trait blanc, avec un beau zéro qui le voisine. Aïe. Ils s’alignent sur la route, se demandent mutuellement s’ils sont prêts et vlan, les voilà partis. Là j’ai eu dur : pas de possibilité de parler. Respirer revient à haleter comme une actrice coquine, mais en plus rapide ! La foulée s’allonge et le rythme ne change pas. Je ne tiendrai pas longtemps… D’ailleurs, ils me distancient et je me dis que je finirai l’entraînement bien seul !

100 mètres devant moi, ils ralentissent, s’arrêtent. Ont-ils vu que je ne suivais pas ? Bien sympa ils m’attendent. Je suis surpris de tant de sollicitude.

– Cinq quarante-neuf, Joggy ! me dit Willy.

– Cela te fera un peu moins de récup’, lance Michel

Je souris, continue à « couroter » en leur demandant par où continue le circuit …

– Ah, mais on fait demi-tour, le mille monte maintenant …

– Ah le mille montant !Ah le mille montant ! chantonne l’un.

Et ils ne veulent vraiment pas poursuivre… Cela a l’air vrai, ils s’apprêtent à repartir dans l’autre sens… C’est donc ça ! 1000 m dans un sens, mille dans l’autre et une pause au milieu !

Après quatre épisodes, je suis complètement fractionné ! Ils décident la fin du calvaire… en continuant à courir ! C’est le retour au calme disent-ils. Je termine à demi-conscient, prêt à déposer plainte contre tiers et inapte à boire un quart de rouge… Mais je sais ce qu’est le fractionné ! C’est à 90% des pulses ! J.Air

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