Quand vient l’hiver, la période de Noël est proche. Je me suis aperçu que les joggeurs contribuaient largement à l’ambiance.
Ce jour-là, le rendez-vous était fixé au square de la Liberté. Square en anglais signifie ‘carré’. Chez nous le square s’avère être un rond-point. Désarçonné, je cherche la maison du coin, où l’on m’avait donné rendez-vous.
« C’est juste au coin, Joggy ! Tu ne peux pas te tromper ! » . Mon prénom c’est Jean-Guy, mais ils en ont décidé autrement… Difficile de se battre contre du vent.
Mais où est le coin d’un rond. Oui je sais que l’on met ses déchets au coin d’une assiette, mais l’humour de table ne désoriente personne. L’orienté est au nord du square rond. J’y trouve notre hôte qui a plus de 70 ans… et me prend presque 70 secondes au kilomètre. Heureusement qu’il n’a pas quatre-vingts ans !
Comme le fond de l’air était frais (le fond de l’eau, on voit bien où c’est. Mais le fond de l’air ? L’air de rien, où est-ce ?), je m’étais habillé bien chaudement, sur les conseils de Danielle : cagoule, moufles, collants, pull.
Arrivé bien avant l’heure, j’ai eu l’occasion de les voir surgir de la nuit et d’un peu partout. L’un avec une veste fluo, l’autre avec un brassard clignotant ou comme le grand mince clignotant en rouge devant et derrière : du coup on ne savait pas où était l’avant.. C’était Noël, cela clignotait de partout !
Et Hervé (souvent très enhervé) a une lampe frontale : « Je suis une lumière » , dit-il en se mettant la main au front. Et paf, sa lampe de rejoindre le fond de l’air…
Cette joyeuse équipe bigarrée (ils occupaient deux places de stationnement) se met en branle. C’est une expression qu’ils adorent.
« Joggy, tu as tes palmes ? On fait le tour des canards ! »
« J’ai été décoré de l’ordre du pot de colle à tapisser, avec palmes, mais c’est la seule reconnaissance sociétale en matière de décoration. Pourquoi des palmes ? »
« Parce que dans ce coin-coin là, s’il y a des canards, c’est qu’il y a aussi de l’eau ! »
« Jésus court avec nous ? ».
Ceux qui me croient virer au mysticisme se trompent. Je vous l’ai déjà dit : ils ont un joggeur réellement prénommé Jésus. Hispanique, il raffole de la pluie, dont il a longtemps été privé.
« C’est le seul qui court sur l’eau. Avec Michel ! »
Nous voilà partis qui sur la route , qui sur le trottoir (dangereuse zone de jogging avec tous ces obstacles). Nous voilà très vite dans les petits chemins, rencontrant les automobilistes qui prennent les itinéraires ‘bison bourré’ et dont il fallait se méfier.
Puis la pénombre, les chemins mal éclairés. On se rend compte que l’éclairage n’est jamais pensé pour les piétons.. Il se raréfie, les lampes sautées sautent aux yeux. Le travail au noir sans doute..
Le peloton s’allonge, la féerie de Noël (pas un ami joggeur, la fête) avec les lumières clignotantes prend tout son sens. C’est joli un peloton la nuit. Et en plus, on ne voit pas que je grimace pour pouvoir suivre le train. A propos de train : arrêt au passage à niveau, qui lui(t) aussi se met à clignoter comme un sapin de Noël. Zouf ! Le train-train quotidien jette un rai de lumière blanche…
Le passage quitte le rouge de Noël…
« Allez ! Gu ! »
« Je te demande tout de go, pourquoi gu Jacques ? »
« Parce que go est lent et gu parce que gu l’hiver ». Logique de joggeur hyperoxygéné.
Le peloton serpente dans la pénombre, le sol est difficilement discernable : ils ne ralentissent pas. L’angoisse de trébucher au milieu de nulle part et de me retrouver seul abandonnéééé, fait que je m’accroche au train. Pas celui du passage à niveau, mais celui du passage à un niveau de course bien supérieur à mes capacités !
Et puis les froides flaques font claquer le tempo des pas. Flic-flaques, nous dit Eric, inspecteur tout-terrain. Et mouillent les chaussettes. Ils n’en ont cure, tracent comme des hors-bords et me laissent en godille du peloton. Les lumières clignotent, gigotent, tremblotent : cela ressemble vraiment à l’état de mes jambes. Cela monte, l’eau ruisselle sur les flancs de la route et ceux de mes joues : c’est bien confortable d’avoir la tête près du bonnet : le froid n’a plus prise sur moi.
En haut du faux-plat montant (c’est sous ce label que Serge désigne les côtes), ils m’attendent en cerclant, comme les busards au-dessus de leur proie. Busards, vous avez dit busards, comme c’est busard…
« Tu te serais perdu Joggy, et comme on fait les faux-plats de résistance, cela nous fait du bien de t’attendre ».
Les clignotants rouges doivent avoir la couleur de mes joues en feu (ne dit-on pas « En joue, feu » ?) . L’humour est noir comme la nuit et la route aussi ténébreuse que tantôt…
Quelques réverbères, quelques lumières, le retour à la rassurante quiétude de la ville endormie par la froidure, qui n’existe pas pour ces nocturnes joggeurs. Et j’en fais partie, quasi asphyxié mais présent.
« Je ne suis pas nyctalope », dis-je.
« Qui tu niques, bleu ? » allonge le grand. Et eux, ils font ça sans souffrir.
Pas facile l’entraînement l’hiver. Mais je progresse..
Dieu que c’est joli Noël quand les jambes suivent le cou…
J. Air